Le Loup et le Chien

Jean de La Fon­taine in­ter­roge no­tre goût du con­fort.



1. Chien de chasse et de garde, trapu, au mu­seau écrasé, à for­tes mâ­choi­res et lè­vres pen­dan­tes.
2. Au poil lui­sant.
3. Gros chien de garde.
4. Hom­mes mi­sé­ra­bles.
5. Hom­mes sans bien ou sans cré­dit.
6. Ce qu’on peut pren­dre avec les lè­vres.
7. Aux pè­le­rins.
8. De co­pieux res­tes de re­pas.
9. Le cou.

Morale

Char­les Cros, adepte de la bo­hème lit­té­raire, re­con­si­dère ici son exis­tence.


Sur des chevaux de bois enfiler des anneaux,
Regarder un caniche expert aux dominos,
Essayer de gagner une oie avec des boules,
Respirer la poussière et la sueur des foules,
Boire du coco1 tiède au gobelet d’étain
De ce marchand miteux qui fait ter lin tin tin,
Rentrer se coucher seul, à la fin de la foire,
Dormir tranquillement en attendant la gloire
Dans un lit frais l’été, mais, l’hiver, bien chauffé,
Tout cela vaut bien mieux que d’aller au café.

Charles Cros,
Le Coffret de santal, 1879


1. Bois­son à base de ré­glisse et de ci­tron ad­di­tion­nés d’eau, po­pu­la­ri­sée de la fin du XIXe siè­cle au dé­but du XXe par les nom­breux mar­chands am­bu­lants qui en fai­saient la vente.

L’Ardeur

Anna de No­ail­les nous in­vite à vi­vre in­ten­sé­ment.


Rire ou pleurer, mais que le cœur
Soit plein de parfums comme un vase,
Et contienne jusqu’à l’extase
La force vive ou la langueur.

Avoir la douleur ou la joie,
Pourvu que le cœur soit profond
Comme un arbre où des ailes font
Trembler le feuillage qui ploie ;

S’en aller pensant ou rêvant,
Mais que le cœur donne sa sève
Et que l’âme chante et se lève
Comme une vague dans le vent.

Que le cœur s’éclaire ou se voile,
Qu’il soit sombre ou vif tour à tour,
Mais que son ombre et que son jour
Aient le soleil ou les étoiles…

Anna de Noailles,
Le Cœur innombrable, 1901

À Alf. T.

Pen­dant un an, nous vous pro­po­se­rons, pour notre fes­tin des siè­cles, un cy­cle de po­è­mes sur la vie bonne.
Al­fred de Mus­set l’inau­gure avec ce son­net où il nous parle de son bon­heur :


Qu’il est doux d’être au monde, et quel bien que la vie !
Tu le disais ce soir par un beau jour d’été.
Tu le disais, ami, dans un site enchanté,
Sur le plus vert coteau de ta forêt chérie.

Nos chevaux, au soleil, foulaient l’herbe fleurie ;
Et moi, silencieux, courant à ton côté,
Je laissais au hasard flotter ma rêverie ;
Mais dans le fond du cœur je me suis répété :

– Oui, la vie est un bien, la joie est une ivresse ;
Il est doux d’en user sans crainte et sans soucis ;
Il est doux de fêter les dieux de la jeunesse,

De couronner de fleurs son verre et sa maîtresse,
D’avoir vécu trente ans comme Dieu l’a permis,
Et, si jeunes encor, d’être de vieux amis.

Bury, 10 août 1838

Alfred de Musset,
Poésies nouvelles, 1850

C’est dimanche

Voici un po­ème de di­man­che, si évo­ca­teur qu’il sem­ble par­ler de tous les di­man­ches…


C’est dimanche aujourd’hui. L’air est couleur de miel,
Le rire d’un enfant perce la cour aride :
On dirait un glaïeul élancé vers le ciel,
Un orgue au loin se tait. L’heure est plate et sans ride.

Paul-Jean Toulet,
Les Contrerimes, 1921

Garçon de café

Fran­çois Cop­pée, po­ète des gens or­di­nai­res, con­nut le suc­cès et se vit sou­vent pa­ro­dié par les po­è­tes mau­dits ; ici, par Ger­main Nou­veau :


L’établissement riche et fameux a grand air.
Las d’avoir trop servi l’absinthe et le bitter1,
Le garçon, déjà vieux, de qui le front s’appuie
À l’humide vitrage où vient couler la pluie,
Songe : quelle existence, hélas ! matin et soir,
Toujours crier, toujours courir, jamais s’asseoir ;
N’avoir pour horizon que l’unique bitume
Du boulevard ; porter un éternel costume,
Et ne jamais sortir de ce monde étouffé !
– J’ai toujours plaint le sort du garçon de café.

Germain Nouveau,
Album zutique, 1871


1. Li­queur apé­ri­tive al­coo­li­sée et amère, d’ori­gine hol­lan­daise.

Ma mère, n’entendez-vous

Chez Mau­rice Mae­ter­linck, de na­ï­ves chan­sons in­ter­ro­gent l’épais mys­tère du monde.


Ma mère, n’entendez-vous rien ?
Ma mère, on vient avertir…
Ma fille, donnez-moi vos mains.
Ma fille, c’est un grand navire…

Ma mère, il faut prendre garde…
Ma fille, ce sont ceux qui partent…
Ma mère, est-ce un grand danger ?
Ma fille, il va s’éloigner…

Ma mère, Elle approche encore…
Ma fille, il est dans le port.
Ma mère, Elle ouvre la porte…
Ma fille, ce sont ceux qui sortent.

Ma mère, c’est quelqu’un qui entre…
Ma fille, il a levé l’ancre.
Ma mère, Elle parle à voix basse…
Ma fille, ce sont ceux qui passent.

Ma mère, Elle prend les étoiles !…
Ma fille, c’est l’ombre des voiles.
Ma mère, Elle frappe aux fenêtres…
Ma fille, elles s’ouvrent peut-être…

Ma mère, on n’y voit plus clair…
Ma fille, il va vers la mer.
Ma mère, je l’entends partout…
Ma fille, de qui parlez-vous ?

Maurice Maeterlinck,
Quinze Chansons, 1900

La Mort de l’aigle

José-Maria de He­re­dia était un po­ète par­nas­sien qui sa­vait se mon­trer ro­man­ti­que…


Quand l’aigle a dépassé les neiges éternelles,
À sa vaste envergure il veut chercher plus d’air
Et le soleil plus proche en un azur plus clair
Pour échauffer l’éclat de ses mornes prunelles.

Il s’enlève1. Il aspire un torrent d’étincelles.
Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier,
Il monte vers l’orage où l’attire l’éclair ;
Mais la foudre d’un coup a rompu ses deux ailes.

Avec un cri sinistre, il tournoie, emporté
Par la trombe, et, crispé, buvant d’un trait sublime
La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.

Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté,
Dans l’orgueil de la force et l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi d’une mort éblouissante et brève !

José-Maria de Heredia,
Les Trophées, 1893


1. Prend son en­vol.