La Mort de l’aigle

José-Maria de He­re­dia était un po­ète par­nas­sien qui sa­vait se mon­trer ro­man­ti­que…


Quand l’aigle a dépassé les neiges éternelles,
À sa vaste envergure il veut chercher plus d’air
Et le soleil plus proche en un azur plus clair
Pour échauffer l’éclat de ses mornes prunelles.

Il s’enlève1. Il aspire un torrent d’étincelles.
Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier,
Il monte vers l’orage où l’attire l’éclair ;
Mais la foudre d’un coup a rompu ses deux ailes.

Avec un cri sinistre, il tournoie, emporté
Par la trombe, et, crispé, buvant d’un trait sublime
La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.

Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté,
Dans l’orgueil de la force et l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi d’une mort éblouissante et brève !

José-Maria de Heredia,
Les Trophées, 1893


1. Prend son en­vol.

Sonnet

Ce po­ème est imité d’un son­net de Lope de Vega, un au­teur du Siè­cle d’or es­pa­gnol.


Superbes monuments de l’orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux dont la vaine structure
A témoigné que l’art, par l’adresse des mains
Et l’assidu travail, peut vaincre la nature !

Vieux palais ruinés, chefs-d’œuvre des Romains
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colisée, où souvent ces peuples inhumains
De s’entre-assassiner se donnaient tablature1.

Par l’injure des ans vous êtes abolis,
Ou du moins la plupart vous êtes démolis !
Il n’est point de ciment que le temps ne dissoude2.

Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois-je trouver mauvais qu’un méchant pourpoint3 noir
Qui m’a duré deux ans soit percé par le coude ?

Paul Scarron,
Les Œuvres burlesques de Mr Scarron – IIIe partie, 1651


1. Se don­naient du mal pour.
2. Li­cence pour la rime.
3. Vê­te­ment d’homme, en usage du XIIIe au XVIIe siè­cle en Eu­rope, qui cou­vrait le tor­se jus­qu’au-dessous de la cein­ture.

Lacrymosa

Gri­sé­li­dis Réal était po­é­tesse, pein­tre et pros­ti­tuée ; en 2002, on lui diag­nos­ti­qua un can­cer grave.


À toutes les Prostituées, disparues et vivantes
À Fabiana

Sous le tranchant d’un couperet de marbre
Marquant le deuil de ma vie envolée
Je serai nue sous un linceul de neige
Enveloppée de feuilles et de terre
Aux cris funèbres des corbeaux de novembre
Sous un ciel noir au soleil disparu

Que reste-t-il de ce corps oublié
De cette chair qui fut si convoitée
Autrefois belle, adorée, caressée,
Que reste-t-il de ces yeux étoilés
De ce sourire, de cette bouche tendre
De tous ces mots prononcés et perdus
De ces bras doux qui vous ont tant serrés
De ces mains refermées sur tant de sexes
De ces seins ronds et de ce ventre ouvert
À vos désirs, vos souffles, vos baisers
Que reste-t-il des cris et des caresses
Que reste-t-il des soupirs, des silences
De tant d’amour donné vendu payé
De tant de rires et de gémissements
De compassion, de peur, d’étonnements

Ces quelques pierres muettes et des fleurs
Et le printemps venu comme un voleur
Ses chants d’oiseaux assourdis de chaleur
Et le vent fou venu de l’océan.

Genève, le 15 novembre 2002

Grisélidis Réal,
À feu et à sang, 2003

La Lune blanche

Dans ses po­è­mes, Cé­cile Sau­vage té­moi­gne d’une grande pro­xi­mité avec la na­ture.


La lune blanche au rire éteint
Glisse dans l’air où rien ne pèse ;
On entend le frisson lointain
D’un long murmure qui s’apaise.

L’heure est si pure qu’on dirait
Que la montagne est transparente
Et que les arbres dilués
Sont les reflets d’une eau dormante.

Cécile Sauvage,
Le Vallon, 1913

Et les femmes sont si belles

Le re­cueil de Mar­cel Thiry re­trace le long voyage d’un jeune homme. Dans ce po­ème, celui-ci ef­fec­tue sa pre­mière tra­ver­sée en ba­teau.


Et les femmes sont si belles
Et leurs noms ensoleillés
Sur la mer font brasiller
Des promesses si nouvelles

Et le navire est si blanc
Et les femmes sont si belles
Qui doucement s’échevellent
Aux tièdes vents émouvants.

Et la contrée irréelle
Nous attend si tendre au bout
De ce long voyage si doux
Parmi ces femmes si belles

Et la houle est une tant
Bleue et blanche balancelle,
Et les femmes sont si belles
Sous le ciel tant nonchalant.

Marcel Thiry,
L’Enfant prodigue, 1927

Sonnet

Choisi par Henri IV pour être le pré­cep­teur du dau­phin, Ni­co­las Vau­que­lin Des Yve­teaux fut chassé de la cour en rai­son de ses ex­tra­va­gan­ces et de son li­ber­ti­nage.


Avoir peu de parents, moins de train que de rente,
Et chercher en tout temps l’honnête volupté,
Contenter ses désirs, maintenir sa santé,
Et l’âme de procès et de vices exempte ;

À rien d’ambitieux ne mettre son attente,
Voir ceux de sa maison1 en quelque autorité,
Mais sans besoin d’appui garder sa liberté,
De peur de s’engager à rien qui mécontente ;

Les jardins, les tableaux, la musique, les vers,
Une table fort libre et de peu de couverts,
Avoir bien plus d’amour pour soi que pour sa dame,

Être estimé du prince, et le voir rarement,
Beaucoup d’honneur sans peine et peu d’enfants sans femme
Font attendre à Paris la mort fort doucement.

Nicolas Vauquelin Des Yveteaux,
Poésies diverses, 1653


1. En­sem­ble des per­son­nes for­mant une li­gnée, une dy­nas­tie.

De la rue on entend

Très ap­pré­cié en son temps, Fran­çois Cop­pée fut le po­ète des gens du peu­ple.


De la rue on entend sa plaintive chanson.
Pâle et rousse, le teint plein de taches de son1,
Elle coud, de profil, assise à sa fenêtre.
Très sage et sachant bien qu’elle est laide peut-être,
Elle a son dé d’argent2 pour unique bijou.
Sa chambre est nue, avec des meubles d’acajou.
Elle gagne deux francs, fait de la lingerie
Et jette un sou quand vient l’orgue de Barbarie.
Tous les voisins lui font leur bonjour le plus gai
Qui leur vaut son petit sourire fatigué.

François Coppée,
Promenades et Intérieurs, 1872


1. Ta­ches de rous­seur.
2. Son dé à cou­dre.

Qui voudra

Qua­li­fié de « roi des li­ber­tins » par un pré­di­ca­teur jé­suite, Thé­o­phile de Viau mon­tre dans ce court po­ème son sens aigu du sa­cré.


Qui voudra1 pense à des empires,
Et, avec des vœux mutins2,
S’obstine contre ses destins,
Qui toujours lui deviennent pires.
Moi, je demande seulement,
Du plus sacré vœu de mon âme,
Qu’il plaise aux dieux et à Madame,
Que je brûle éternellement.

Théophile de Viau,
Les Œuvres du sieur Théophile, 1621


1. Que ce­lui qui vou­dra.
2. Qui tra­dui­sent un ca­rac­tère in­sou­mis, re­belle, porté à la ré­volte.