Le Printemps de Pierrot

Le Squelette de la lune

Il était une fois

Il était une fois un homme qui avait, lui semblait-il, peu vécu. Ar­rivé au bord du pré­ci­pice qui mar­quait le terme de son exis­tence, il huma lon­gue­ment le si­lence in­fini ; puis il jeta dans le vide ces quel­ques vers sur­gis d’un coin de sa mé­moire :

Hein, été idiots,
Octobres malades,
Printemps, purges fades,
Hivers tout vieillots ?

C’était une stro­phe de Ju­les La­for­gue ; au­cun écho ne lui par­vint.

T. C.

Le Marquis de Vauvenargues

Trois lycéennes à talons hauts
Rentrent des cours en s’attardant
Aux devantures des boutiques.
Demain, je sèche la philo.

Quand il de­vint pa­ri­sien en 1745, le mar­quis de Vau­ve­nar­gues prit l’ha­bi­tude de s’as­seoir sur un banc pour re­gar­der vi­vre la foule.
Un jour lui vint cette pen­sée : « Le monde est un grand bal où cha­cun est mas­qué. »

De jeunes gens décontractés
Boivent une bière à la terrasse
D’un bar aux meubles surannés.
Qui m’accompagne au marché bio ?

Une au­tre fois, il écri­vit : « Les hom­mes sont tel­le­ment nés pour dé­pen­dre, que les lois mê­mes, qui gou­ver­nent leur fai­blesse, ne leur suf­fi­sent pas ; la for­tune ne leur a pas donné assez de maî­tres ; il faut que la mode y sup­plée, et qu’elle règle jus­qu’à leur chaus­sure. »

Deux amoureux qui se régalent
De leur biscuit choco-pépites
Font un selfie où ils s’embrassent :
Instant complice entre gourmands !

T. C.

Prosopopée de la Fortune

Je suis aveugle et je suis sourde.
Je fais du monde un grand théâtre
Qui n’obéit qu’à mes caprices ;
Résigne-toi, pauvre garçon.

Tant d’hommes souffrent de misère,
De quelque grave maladie
Ou d’une guerre qui fait rage…
Songes-y bien, pauvre garçon.

Puisque ta vie est un désert
D’indifférence et d’abandon,
Tu trouveras la mort bien douce ;
Remercie-moi, pauvre garçon.

T. C.

Le Cri du silence

Partout l’infini morne et l’écho de l’hiver
L’implacable cafard et les ombres gercées
Piétinent dans la boue de mon cœur enneigé
Tout se fronce et partout
Mon âme s’exaspère

Ses pattes sur mon crâne et s’égoutte son fiel
Comme un filet d’effroi dans mon dos révulsé
Il gratte jusqu’aux flancs de mon front déserté
Lambeaux de chair
Lambeaux de rêve aux vents amers

Les ailes atrophiées dessous sa carapace
Je regarde le sol et le temps qui s’en va
Le spasme dans mes pas
Qui s’arquent de nervures

J’ouvre une gueule exsangue et crie contre le jour
Râle immense qui meurt en lui-même et m’étouffe
Solitude éternelle
Et qui ne s’entend plus

T. C.