On ne saura jamais si c’était un gouverneur ou un scarabée. Un scarabée un peu fort – ou un forçat évadé au dire des tirailleurs.
Il étincelait comme un poisson dans l’eau parce qu’il portait son habit des grands jours tout broché d’or. Il pédalait allégrement, étincelait de même, heureux d’être libre et filant sur deux roues.
La machine rayonnait de tous ses rayons, tous ses nickels, cale-pieds, garde-boue, freins et lanternes. Le sable des pistes, comme de mille roses des sables écrasées ou de mille et mille insectes, criait de joie sous les pneus.
Le cycliste éblouissant, lui-même ébloui, avait dû, s’il était vraiment un gouverneur, fuir une cérémonie officielle, un comice agricole. Il n’avait pas d’escorte. Rien que son habit chamarré sur le dos, un soleil fantastique sur les épaules, du soleil entre les jambes, des éclats de soleil en guise d’éperons.
Le cycliste allait droit devant lui, accrochant au passage les reflets somptueux d’une saison sèche. Parfois lâchant d’une main son guidon, il se tenait droit sur la selle. Il se laissait aller en roue libre. Il bombait son thorax miroitant.
Ce devait être un gouverneur mais de ceux qui ont assez de l’Administration. Sous l’uniforme chargé de broderies et de galons circulaires l’évadé se pressait.
Durant quelque temps il longea un fleuve lourd et plat qui ressemblait à une avenue de mercure. Un large fleuve assuré de sa placidité, un de ces grands fleuves équatoriaux dont la béatitude lumineuse invite au calme et à l’absolu.
L’invitation en l’occurrence ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Le gouverneur obéit à l’esprit des eaux. Rapidement. Il vira dans le soleil. Il souriait au soleil. Il entra dans le fleuve étincelant, avec sa bicyclette. Et là, disent les tirailleurs, il devint esturgeon.
Marcel Sauvage,
Œuvre d’Or, 1952
Merci à Maelig pour les références !