Sur le balcon

Pla­quette re­grou­pant six son­nets « d’amour sap­phi­que », Les Amies fu­rent pu­bliées en Bel­gi­que sous le pseu­do­nyme de Pa­blo de Her­la­gnez.



1. Den­telle de soie plate, écrue à l’ori­gine, exé­cu­tée au fu­seau.

Écoutez la chanson

Sorti de pri­son, Paul Ver­laine pro­pose à son an­cienne épouse un nou­veau dé­part…


Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d’automne
Cache et montre au cœur qui s’étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D’être simple sans plus attendre,
Et de noces d’or et du tendre
Bonheur d’une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame1.
Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage
L’âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !…
Écoutez la chanson bien sage.

Paul Verlaine,
Sagesse, 1880


1. Pe­tit po­ème pour cé­lé­brer un ma­riage.

La Lune blanche

Paul Ver­laine, ou l’art de sai­sir l’in­sai­sis­sa­ble…


La lune blanche
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…

Ô bien-aimée.

L’étang reflète,
Profond miroir,
La silhouette
Du saule noir
Où le vent pleure…

Rêvons, c’est l’heure.

Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l’astre irise…

C’est l’heure exquise.

Paul Verlaine,
La Bonne Chanson, 1870

Tournez, tournez, bons chevaux de bois

Dans ce po­ème, la pe­tite mu­si­que de Ver­laine em­brasse le grand re­frain du monde.


Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

L’enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L’une à la chose1 et l’autre à la pose2,
Chacun se paie un sou de dimanche.

Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois3
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !

C’est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque4 bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.

Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs5 et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.

Tournez, dadas, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.

Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.

Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L’église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours !

Paul Verlaine,
Sagesse, 1880


1. En ar­got, « cho­ser » si­gni­fie « faire l’amour ».
2. At­ti­tude ma­nié­rée, va­ni­teuse.
3. Tour­noie­ments (ar­cha­ïsme).
4. Au XIXe siè­cle, le cir­que ac­cueille prin­ci­pa­le­ment des spec­ta­cles éques­tres.
5. Comp­toirs de dé­bit de bois­son.