Ne dites pas

Jean Mo­réas clôt no­tre cy­cle de po­è­mes sur la vie bonne.


Ne dites pas : la vie est un joyeux festin ;
Ou c’est d’un esprit sot ou c’est d’une âme basse.
Surtout ne dites point : elle est malheur sans fin ;
C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.

Riez comme au printemps s’agitent les rameaux,
Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève,
Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ;
Et dites : c’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve.

Jean Moréas,
Stances, 1899-1901

Ode

Thé­o­phile de Viau se pro­met de vi­vre, en bon chré­tien, se­lon la sa­gesse an­ti­que…


Heureux, tandis qu’il est vivant,
Celui qui va toujours suivant
Le grand maître de la nature
Dont il se croit la créature !
Il n’envia jamais autrui,
Quand tous les plus heureux que lui
Se moqueraient de sa misère ;
Le rire est toute sa colère ;
Celui-là ne s’éveille point
Aussitôt que l’aurore point
Pour venir des soucis du monde
Importuner la terre et l’onde ;
Il est toujours plein de loisir ;
La justice est tout son plaisir,
Et, permettant en son envie1
Les douceurs d’une sainte vie,
Il borne son contentement
Par la raison tant seulement2 ;
L’espoir du gain ne l’importune,
En son esprit est sa fortune ;
L’éclat des cabinets dorés,
Où les princes sont adorés,
Lui plaît moins que la face nue
De la campagne ou de la nue3 ;
La sottise d’un courtisan,
La fatigue d’un artisan,
La peine qu’un amant soupire,
Lui donne également à rire ;
Il n’a jamais trop affecté4
Ni les biens ni la pauvreté ;
Il n’est ni serviteur ni maître ;
Il n’est rien que ce qu’il veut être ;
Jésus-Christ est sa seule foi :
Tels seront mes amis et moi.


Théophile de Viau,
Les Œuvres du sieur Théophile, 1621


1. À son en­vie.
2. Seu­le­ment par la rai­son.
3. Du ciel.
4. Dé­siré, re­cher­ché vi­ve­ment.

Blancs Enfants de chœur

Dans ce po­ème, le der­nier d’une sé­rie in­ti­tu­lée « Pier­rots », Ju­les La­for­gue nous dé­li­vre la sa­gesse de ces per­son­na­ges lu­nai­res.


Blancs enfants de chœur de la Lune,
Et lunologues éminents,
Leur Église ouvre à tout venant,
Claire d’ailleurs comme pas une.

Ils disent, d’un œil faisandé,
Les manches très-sacerdotales,
Que ce bas-monde de scandale
N’est qu’un des mille coups de dé

Du jeu que l’Idée et l’Amour,
Afin sans doute de connaître
Aussi leur propre raison d’être,
Ont jugé bon de mettre au jour.

Que nul d’ailleurs ne vaut le nôtre,
Qu’il faut pas le traiter d’hôtel
Garni1 vers un plus immortel,
Car nous sommes faits l’un pour l’autre ;

Qu’enfin, et rien de moins subtil,
Ces gratuites antinomies
Au fond ne nous regardant mie2,
L’art de tout est l’Ainsi soit-il ;

Et que, chers frères, le beau rôle
Est de vivre de but en blanc
Et, dût-on se battre les flancs,
De hausser à tout les épaules.

Jules Laforgue,
L’Imitation de Notre-Dame la Lune, 1885


1. Un hô­tel garni est un éta­blis­se­ment pu­blic où les voya­geurs, les étran­gers trou­vent des cham­bres gar­nies (meu­blées et équi­pées) à louer sous la sur­veil­lance de l’au­to­rité.
2. Ne nous re­gar­dant pas.

Écoutez la chanson

Sorti de pri­son, Paul Ver­laine pro­pose à son an­cienne épouse un nou­veau dé­part…


Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire.
Elle est discrète, elle est légère :
Un frisson d’eau sur de la mousse !

La voix vous fut connue (et chère ?),
Mais à présent elle est voilée
Comme une veuve désolée,
Pourtant comme elle encore fière,

Et dans les longs plis de son voile
Qui palpite aux brises d’automne
Cache et montre au cœur qui s’étonne
La vérité comme une étoile.

Elle dit, la voix reconnue,
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie
Rien ne reste, la mort venue.

Elle parle aussi de la gloire
D’être simple sans plus attendre,
Et de noces d’or et du tendre
Bonheur d’une paix sans victoire.

Accueillez la voix qui persiste
Dans son naïf épithalame1.
Allez, rien n’est meilleur à l’âme
Que de faire une âme moins triste !

Elle est en peine et de passage
L’âme qui souffre sans colère,
Et comme sa morale est claire !…
Écoutez la chanson bien sage.

Paul Verlaine,
Sagesse, 1880


1. Pe­tit po­ème pour cé­lé­brer un ma­riage.

À mon chien Pope

Qu’est-ce qu’une vie bonne pour un chien de race ? Voici ce qu’en pense Tris­tan Cor­bière :


À MON CHIEN POPE
– gentleman-dog from new-land1
mort dune balle

Toi : ne pas suivre en domestique,
Ni lécher en fille publique !
– Maître-philosophe cynique :
N’être pas traité comme un chien,
Chien ! tu le veux – et tu fais bien.

– Toi : rester toi ; ne pas connaître
Ton écuelle ni ton maître.
Ne jamais marcher sur les mains,
Chien ! – c’est bon pour les humains.

… Pour l’amour – qu’à cela ne tienne :
Viole des chiens – Gare la Chienne2 !

Mords – Chien – et nul ne te mordra.
Emporte le morceau – Hurrah ! –

Mais après, ne fais pas la bête ;
S’il faut payer – paye – Et fais tête3
Aux fouets qu’on te montrera.

– Pur ton sang ! pur ton chic sauvage !
– Hurler, nager –
Et, si l’on te fait enrager…
Enrage !

Île de Batz – Octobre

Tristan Corbière,
Les Amours jaunes, 1873


1. Fait ré­fé­rence à l’île ca­na­dienne de Terre-Neuve.
2. Cette tour­nure vieil­lie peut se com­pren­dre de deux ma­niè­res ; soit elle dé­si­gne ce qui me­nace (« Gare à la chienne »), soit ce qui est me­nacé (« Que la chienne prenne garde »).
3. Dé­fends-toi.

Désirs téméraires

Pour Tris­tan l’Her­mite, il faut vi­vre glo­rieu­se­ment, et re­cher­cher la gloire dans l’amour…


Nous devons prendre un vol hautain
Dans une ardeur démesurée ;
Si notre trépas est certain,
Notre gloire est bien assurée.
Icare approcha du soleil
Malgré le timide conseil
D’une affection paternelle.
Concevons le même discours ;
Imitons-le dans nos amours,
Il fit une chute mortelle :
Mais son audace fut si belle
Que l’on en parlera toujours.

Tristan l’Hermite,
La Lyre du sieur Tristan, 1641

Sagesse

Pour ap­pri­voi­ser le temps qui passe, Léon Vé­rane mène une vie sim­ple face à la mer…


Pour Maurice Allem

Vers quelque lointaine Colchide,
J’aurais pu, moderne Jason,
M’embarquer d’une âme impavide
Pour aller ravir la toison ;

Et, désormais ivre de gloire,
Me voir acclamé dans Paris,
Dans tous les cinémas notoires,
Comme le gagnant du Grand Prix.

J’aurais pu… Mais dans mon village
J’ai préféré vivre ignoré,
Me réservant la part du sage :
Les flots verts, les sillons dorés.

Les livres de quelques poètes,
Une pipe, un flacon poudreux1
M’ont suffi pour changer en fête
D’humbles jours sous de calmes cieux.

Et pour voir, sans deuil ni tristesse,
Décroître au détour du chemin
Le fantôme de ma jeunesse
Avec des roses dans la main.

Léon Vérane,
Le Promenoir des amis, 1924


1. Pous­sié­reux.

À Mademoiselle de Lenclos

Voici, avec ce po­ème sous-titré « Étren­nes », des vœux de bonne for­tune que Paul Scar­ron adressa à Ni­non de Len­clos1 pour la nou­velle an­née :


Ô belle et charmante Ninon,
À laquelle jamais on ne répondra non,
Pour quoi que ce soit qu’elle ordonne
Tant est grande l’autorité
Que s’acquiert en tous lieux une jeune personne,
Quand avec de l’esprit elle a de la beauté.

Puisque hélas à cet an nouveau
Je n’ai rien d’assez bon, je n’ai rien d’assez beau
De quoi vous bâtir une étrenne,
Contentez-vous de mes souhaits ;
Je consens de bon cœur d’avoir grosse migraine,
Si ce n’est de bon cœur que je vous les ai faits.

Je souhaite donc à Ninon
Un mari peu hargneux, mais qui soit bel et bon,
Force gibier tout le carême,
Bon vin d’Espagne, gros marron,
Force argent sans lequel tout homme est triste et blême
Et qu’un chacun2 l’estime autant que fait Scarron.

Paul Scarron,
Recueil de quelques vers burlesques, 1643


1. Cé­lè­bre cour­ti­sane.
2. Et que cha­cun.