Ce personnage est une figure de bronze et de papier…
Des estampes
Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République pour un mandat non renouvelable de quatre ans. En 1849, la société du Dix-Décembre est fondée sous son impulsion ; organe de soutien au nouveau dirigeant, elle adopte les statuts d’une société de secours mutuel afin de contourner une récente loi prohibant les clubs et autres associations à caractère politique.
Cette organisation apporte effectivement une aide matérielle à ses membres les plus démunis. Dirigée par un général qui s’illustra sous Napoléon Ier, elle mêle ainsi des nostalgiques de l’Empire, anciens soldats ou héritiers des grands noms du régime, à une population plus marginale.
Voici comment Karl Marx décrit ce groupe dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
À côté de roués « ruinés », aux moyens d’existence douteux, et d’origine également douteuse, d’aventuriers et de déchets corrompus de la bourgeoisie, on y trouvait des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des lazzaroni1, des pickpockets, des escamoteurs2, des joueurs, des souteneurs, des tenanciers de maisons publiques, des portefaix3, des écrivassiers, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs4, des rétameurs5, des mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la « bohème ».
La société du Dix-Décembre se comporte comme une officine de propagande et d’intimidation. Ses membres diffusent les idées bonapartistes, font signer des pétitions, manifestent avec véhémence… Dans son ouvrage, Karl Marx évoque en ces termes leur action musclée en faveur du chef de l’État :
Dans ses voyages, les sections de cette société, convoyées en train, avaient pour mission de lui improviser un public, de simuler l’enthousiasme populaire, de hurler : « Vive l’empereur ! », d’insulter et de rosser les républicains, naturellement sous la protection de la police. Lors de ses retours à Paris, elles étaient chargées de former l’avant-garde, de prévenir ou de disperser les contre-manifestations.

Au cours de l’année 1850, cette milice appuie la volonté du Président de réviser la Constitution. Louis-Napoléon souhaite briguer un second mandat.
Honoré Daumier est alors caricaturiste au Charivari, un quotidien satirique. Républicain résolu, il crée le personnage de Ratapoil pour dénoncer les manœuvres du pouvoir et se moquer du bonapartisme forcené.
Ratapoil est un colonel d’Empire, un agent zélé de la société du Dix-Décembre qui ressemble à don Quichotte. C’est un homme efflanqué, défraichi ; un demi-solde6 teigneux portant moustache et barbe à l’impériale. Vêtu d’une redingote à gros boutons et coiffé d’un haut-de-forme cabossé, il se promène avec une canne à bout plombé toujours prête à servir de gourdin. On le découvre ainsi, sous sa forme définitive, dès le mois d’octobre 1850.
Ratapoil sera représenté plus de trente fois par Daumier, au gré des évènements ; cette récurrence témoigne de l’inquiétude de l’artiste devant la menace d’une restauration impériale. Mais on reconnaît aussi le personnage dans les estampes d’autres collaborateurs du Charivari. Ratapoil devient la créature d’un engagement collectif.

Les rixes et les incidents se multiplient. La société du Dix-Décembre est populaire, mais sa réputation se dégrade vite ; elle est dissoute en novembre 1850. De la sorte, Louis-Napoléon prive ses adversaires d’une bonne raison de protester. Il espère dans le même temps, son parti passant pour la victime de grossières calomnies, se renforcer dans l’opinion.
La sulfureuse organisation continuera cependant de mener ses basses œuvres jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851. Dès lors Ratapoil, dont la carrière s’était aussi poursuivie, ne paraîtra plus…
Il fait son retour en 1871, dans le sillage de Victor Hugo, après la chute du Second Empire, la proclamation de la IIIe République et la Commune de Paris. La technique a évolué (la reproduction se fait par gillotage7), Ratapoil a vieilli, sa redingote est élimée, mais sa silhouette n’a pas changé. On le reconnaît immédiatement.
On le retrouve dans une dizaine de lithographies d’Honoré Daumier jusqu’en juillet 1872. Il y apparaît d’abord comme un va-t-en guerre déconfit par la défaite de Sedan, à qui l’on fait un pied de nez. Puis il se montre un farouche opposant à la IIIe République.
En 1875, il entre dans le dictionnaire des noms communs. Un « ratapoil » est un bonapartiste inconditionnel, partisan du militarisme. Par extension, il désignera toute personne obtuse.
Une sculpture
En mars 1851, Honoré Daumier modèle une statue en terre d’un peu plus de quarante centimètres à l’effigie de Ratapoil. C’est une œuvre étonnante, dont l’audace formelle porte avec force l’ambition subversive.
Arsène Alexandre, le premier biographe de Daumier, raconte que Jules Michelet lui rendit visite à cette époque. La statuette était alors en cours de réalisation ; l’historien se serait écrié face à elle : « Ah ! vous avez atteint en plein l’ennemi ! Voilà l’idée bonapartiste à jamais pilorisée par vous ! »
Un moulage en plâtre, qui entraîne la destruction de l’original, est ensuite exécuté. Daumier dissimule ce nouvel exemplaire durant tout le Second Empire. Il ne le présentera au public qu’en 1878, lors d’une exposition de ses travaux. En 1891, deux ans après la mort de l’artiste, une première série en bronze est fondue.

Plus tard, cette sculpture anguleuse et retorse, à l’équilibre ténu, sera considérée comme une création notable, qui pose un premier jalon vers l’expressionnisme. Mais c’est surtout une belle œuvre, qui touche à l’universel par sa puissance d’évocation…
Quelques poèmes
Quand je vis Ratapoil pour la première fois, je ne savais rien de lui. Pourtant, je me sentis profondément interpellé par sa moustache baroque, son visage grimaçant, les plis froissés de ses vêtements ; par son assurance de brindille… Je vis un homme braqué contre l’inconséquence du monde, un être proche et lointain, fougueux, revêche, avide et altier, dont l’œil sombre me pointait du doigt. Quelque chose dans cette silhouette bravache, dans cette cambrure exacerbée, m’invitait à rire de moi.
Je m’avançai alors et lus qu’il s’appelait « Ratapoil ». C’est un nom savoureux, dont la truculence ne peut qu’émouvoir un poète… Je m’attachai à ce personnage ; il revint régulièrement sous ma plume.
Pour espérer jouir d’un peu de liberté, se montrer souverain, il faut tâcher de ne pas se mentir ; et pour ce faire, il est important de se connaître. Les poèmes que je consacre à Ratapoil me permettent de vivre à meilleure distance de moi-même. Montaigne explique dans le troisième livre de ses Essais qu’il parvient à se « distinguer et considérer à quartier8 : comme un voisin, comme un arbre » ; j’y suis presque, je me vois déjà comme un bouffon.
Cette démarche se révèle plus intime que celle de Daumier, moins engagée politiquement ; mais c’est une entreprise d’émancipation. En ceci, je suis fidèle à Ratapoil.
T. C.
1. Hommes du bas peuple, oisifs et nonchalants.
2. Qui s’emparent de choses par des manœuvres habiles.
3. Dont le métier consiste à porter des fardeaux.
4. Artisans, le plus souvent ambulants, qui aiguisent les couteaux, les ciseaux et autres objets tranchants.
5. Ouvriers qui réparent les ustensiles métalliques.
6. Officier ayant servi dans les armées napoléoniennes, et mis en disponibilité par la Restauration, dont la solde est réduite de moitié.
7. À partir d’un dessin au trait réalisé sur une pierre lithographique, dont le cliché est reporté sur une plaque de zinc mordue à l’acide et encrée à plusieurs reprises, le gillotage permet d’obtenir une matrice utilisable en typographie, en même temps que le texte.
8. En s’écartant.