Art poétique

Nous en­trons dans l’as­phy­xie. Les sols se tas­sent ; sans leur man­teau de glace, les mon­ta­gnes se fis­su­rent. Les sai­sons sont vi­ciées, les pluies cor­ro­­dent. Les flots char­­rient nos or­du­res, des al­gues pro­li­fè­rent et d’au­tres dé­pé­­ris­sent ; les ri­­viè­res sont dé­peu­plées. Nos voi­tu­res cli­ma­ti­­sées ava­­­lent des pay­sa­ges en dé­­tresse où les chauves-souris se co­gnent, où les abeil­les s’em­poi­son­nent, où les gre­­nouil­­les per­­dent leurs cou­leurs nup­tia­les.

Et dans nos mé­ga­po­les, à la marge feu­trée des hyper-centres, quel­ques po­è­tes ma­lin­gres se li­sent en­­tre eux, s’édi­tent et se dé­cer­nent des prix comme on se rend des ci­vi­li­tés.

Leurs œu­vres sont de vas­tes chan­­tiers. Un tel jette des mots sur le pa­­pier, un au­tre joue aux cu­bes avec les let­­tres de l’al­pha­bet ; celui-ci fait des lis­tes et celui-là pro­cède par al­go­rith­mes… Ils ne font rien comme les au­tres ; ils se dres­sent con­­tre tout, ils créent leur ré­a­­­lité. Ils ex­plo­rent avec ver­tige les fa­cet­tes de leur gé­nie in­com­pris mais par­­fois sub­ven­tionné, comme l’atome d’un corps qui se dé­fait s’em­porte et vrom­bit dans l’im­mense va­cuité qui s’of­fre à lui.

De même que l’homme juge tout à l’aune de sa pro­pre sa­tis­fac­tion, de même le po­ète con­tem­po­rain se drape dans ses har­dies­ses for­mel­les. Il ne nous tou­che pas, mais qu’y peut-il faire ? Nous n’avons pas l’es­prit aussi ou­vert que sa po­é­sie est dé­cons­truite.

L’homme met-il son en­vi­ron­ne­ment en pé­ril parce que la po­é­sie ne le lui mon­tre plus ? Ou la po­é­sie s’en est-elle dé­tour­née à la suite des hom­mes ? Ces tris­tes cons­tats sem­blent en tout cas étroi­te­ment liés. Il faut que l’homme re­trouve le monde et cons­truise sa di­gnité dans la juste me­sure qu’il aura de l’ha­bi­ter. Il faut que des po­è­mes lui en fraient des ac­cès.

Il faut que les po­è­tes re­nouent avec les con­ven­tions du passé, avec les for­mes et les mo­tifs ; ils leur in­suf­fle­ront alors une vi­gueur nou­velle, et nous as­sis­te­rons avec bon­heur au re­tour de la po­é­sie dans la cité. Car au pro­blème de l’œuf et de la poule, ils peu­vent ap­por­ter une con­tri­bu­tion ma­jeure.

La po­és­ie est ce lieu ma­gi­que où le lan­gage se su­blime dans des con­train­tes ; un po­ème s’épa­nouit par la grâce de son éco­no­mie in­terne, et cette beauté est ce qu’il a de plus pré­cieux à nous of­frir. Elle nous in­vite à cul­ti­ver une har­mo­nie qui nous af­firme, plu­tôt que d’épui­ser no­tre pla­nète. La po­é­sie exalte la li­berté dans les li­mi­tes, à la­quelle nous de­vons tous ten­dre, et c’est un dé­sir qu’elle peut éveil­ler dans nos chairs et dans nos âmes.

Mais pour­quoi les tra­di­tions ? Même s’il s’agit de les faire sien­nes, pour­quoi re­ve­nir aux for­mes du passé ?

Par hu­mi­lité, par lu­ci­dité.

Il peut pa­raî­tre étrange de con­vo­quer des ter­mes char­gés de mo­rale pour dé­fi­nir une am­bi­tion es­thé­ti­que ; l’en­jeu né­an­­moins l’exige. La sau­ve­garde des mers et des con­ti­nents passe par­tout par un re­gain d’hu­ma­nité.

Par hu­mi­lité, donc : pour­quoi re­fu­ser la fer­ti­lité d’un hé­ri­tage ? Pour­quoi op­po­ser son bri­co­lage per­son­nel aux sé­di­ments des gé­né­ra­tions qui nous ont pré­cé­dés ? Pour­quoi se bra­quer dans sa pe­tite ré­vo­lu­tion et dé­cla­rer ob­so­lète tout le reste ? Pour la gloire de s’en­fon­cer dans une énième im­passe ? Vi­vre est dé­sor­mais œu­vre d’hu­mi­lité, et l’hu­mi­lité face au réel sera le seul ter­reau du ta­lent vé­ri­ta­ble.

Il y a des clai­riè­res, pour qui va­ga­bonde, qui se dé­voi­lent comme un sou­rire. Quand on mar­che avec émoi dans la pé­nom­bre et l’étreinte du si­lence, qu’on prend des sen­tiers cail­lou­teux en­com­brés de fou­gè­res et de ra­ci­nes tor­tu­eu­ses, un éclat de jour perce par­fois les pro­fon­deurs, lu­eur in­cer­taine dont l’ap­pel est un charme.

On s’en ap­pro­che en bal­bu­tiant, par pe­ti­tes tou­ches ; il s’es­tompe, s’éva­nouit, re­pa­raît plus vif. L’odeur des ar­bres est plane, mais puis­sante ; la terre s’ex­hale à cha­que pas. On pres­sent mille bê­tes dans les re­coins de mousse. Le fouil­lis des bran­ches par en­droits se fait ten­dre ; on tra­verse un rayon qui tran­che l’air en dia­go­nale. Un vent in­time su­surre, l’ins­tant pal­pite. Sou­dain la lu­mière pleut, un an­tre de ver­dure s’ou­vre sur le ciel…

Des nu­a­ges s’éti­rent et des­si­nent dans ce mor­ceau d’in­fini bleu la ra­mure d’un cerf ; celui-ci vient nous con­duire au pro­chain gué.

Les po­è­tes ainsi com­pren­dront, à ne plus vou­loir ca­­cher la fo­rêt, que toute ré­vo­lu­tion est cir­cu­laire, que toute au­dace est ré­so­nance, ré­ponse aux ru­meurs com­pli­ces de l’his­toire. La po­é­sie est œu­vre de lu­ci­dité, et qui a lu les fa­tra­sies mé­dié­va­les sou­rit aux ges­ti­cu­la­tions da­da­ïs­tes.

D’ail­leurs, cer­tains de nos au­teurs ne sont-ils pas déjà en­ga­gés dans cette voie ? Les po­è­mes de Mi­chel Hou­el­le­becq, par exem­ple, creu­sent no­tre pré­sence, et des sen­ti­ments y sour­dent comme des ré­vé­la­tions.

Bien sûr, les gens aver­tis se mo­quent de lui, de sa ver­si­fi­ca­tion ré­gu­lière et nu­an­cée, de son vo­ca­bu­laire qui dé­si­gne, de ses phra­ses qui font sens. Mais ne sont-ils pas vi­ru­lents par re­fus d’en­ten­dre ce que leur dit cette po­é­sie, ce ma­laise d’une ci­vi­li­sa­tion dont ils se pen­sent à la proue et jouis­sent en élé­gan­tes bau­dru­ches ?

Quand les po­è­tes s’at­ta­ble­ront au grand fes­tin des siè­cles, quand les hom­mes n’ara­se­ront plus la na­ture, quand nous irons aux bois avec une joie fré­mis­sante, notre vie s’exau­cera.

T. C.

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